La misère d'en face

Il est un aspect singulier de la bande de Gaza qui interpèle dès les premiers jours passés ici: le non cloisonnement et la proximité - presque indécente - entre richesse et pauvreté. Internationaux et jeunesse dorée gazaouie côtoient en effet la misère la plus profonde, l'aspect ténu et inextensible du territoire combiné à son urbanisation démesurée (en géographie, on appellerait ça du "foncier contraint" - et quelle contrainte!) obligeant les deux monde à se cotoyer au quotidien dans un étrange face à face. Pas de barrière entre les baraques en tolle et briques grossières et les riches maisons à dorures et jardins privés; pas de frontière entre les routes goudronnées et celles faites de sable jonché d'ordures; pas de séparation entre les gros 4x4 blindés et les charettes tirées par des ânes; pas d'espace entre les grands hôtels de luxe, les supermarchés modernes hors de prix et les petits commerces de proximité, souvent sales et remplis de mouches. Tout ce microcosme se côtoit au sein d'un même territoire, interragit dans un vivre ensemble qui semble à première vue naturel à tous, possède une même mémoire collective des évènements tragiques qui se sont déroulés ici et n'ont épargné personne (bombardements israéliens, arrestations et détentions, guerres internes entres les différentes factions palestiniennes, etc.). Mais les similarités s'arrêtent la.

La frontière est en fait invisible. La pénibilité du blocus et de ses conséquences n'est pas la même en fonction de la teneur de son compte en banque et de la puissance de sa famille (sans parler de sa nationalité, mais je reviendrai dans un autre post sur le statut très particulier des internationaux ici). Bourdieu parlerait de capital économique, social et culturel. Chez les plus aisés, les coupures d'électricité quotidiennes (il y a encore quelques semaines, on ne comptait que 5 à 6h d'électricité disponible par jour...) sont compensées par des générateurs, coûteusement alimentés par une essence de plus en plus chère et de plus en plus rare. Encore une fois ici, un portefeuille bien rempli permettra de se procurer des bidons à prix d'or sur le marché noir, alors que les moins bien lotis seront forcés de faire la queue durant parfois des journées entières aux rares stations service encore approvisionnées afin de pouvoir acquérir cette ressource vitale à la population, et donc particulièrement stratégique pour qui sait l'utiliser et la contrôler adéquatement. Il faut dire que la crise du fuel a atteint un stade particulièrement critique ces dernières semaines dans la bande, dû à un conflit complexe et très politique entre le Hamas et l'Egypte sur les détails de l'approvisionnement que le second est sensé fournir au premier (on pourra trouver plus de détails à propos de cette crise (en voie de règlement) et les raisons de ce conflit dans cet article très clair: http://www.reuters.com/article/2012/03/22/us-palestinians-fuel-idUSBRE82L0OF20120322).

Ci-joint, une vidéo que j'ai prise il y a quelques semaines dans la ville de Deir Al Ballah, montrant une file d'attente monstre à l'une des stations essence de la ville:



Cette crise a un impact dévastateur sur le fonctionnement des infrastructures publiques, notamment les hôpitaux, ainsi que sur les compagnies de taxis, principal moyen de locomotion dans la bande. Cela a pour effet de paralyser un territoire fonctionnant déjà à flux tendu et sous la contrainte de nombreuses restrictions pesant déja lourd sur les quotidiens. Cette surenchère de restrictions a le don de particulièrement frustrer la population gazaouie, et ainsi mettre une nouvelle fois le Hamas dans une position très inconfortable, en le renvoyant face à ses responsabilités de gouvernement "de facto" et questionnant sa capacité à être le garant du bon fonctionnement du territoire et du "bien-être" (si tant est que l'on puisse utiliser ce terme ici...) de la population. Le Hamas est ainsi renvoyé au dilemme complexe posé par son statut de régisseur de la bande et de ses quelques 1,7 millions d'habitants, ce statut faisant rarement bon ménage avec sa position de "rival" politique devant à tout prix consolider sa position face au Fatah - mais également face aux autres factions plus radicales de la bande telles que le Djihad islamique. Cette fonction de régisseur est également difficilement compatible avec son statut d'entité politique toujours officiellement en guerre contre l'occupant israélien et obligée de gérer au quotidien sans aucun veritable levier de pression des relations commerciales intégralement controlées par le bon vouloir israélien et celui de son "partenaire" égyptien (ce dernier étant prompt quand cela l'arrange à rappeler au Hamas les différents accords qui le lient à l'Etat Hébreu). La gestion des flux de marchandises entre l'Egypte, Israël et la bande de Gaza - qu'elle se fasse à travers les checkpoints ou via les tunnels - a ainsi toujours été utilisée comme un efficace moyen de pression politique, contre lequel le Hamas se trouve régulièrement dépourvu étant donné l'unilatéralité et l'asymétrie des circonstances imposées par le blocus. Difficile en effet de discuter à armes égales lorsqu'on ne contrôle pas ses frontières... Même souterraines.

Ces coupures de courant fréquentes représentent également une source de danger non négligeable pour la population gazaouie, dûe aux effet secondaires qui les accompagnent. Plusieurs personnes (incluant des enfants) ont ainsi récemment trouvé la mort dans des incendies causés par les bougies utilisées comme sources d'éclairage. On dénombre également de nombreuses intoxications mortelles au monoxyde de carbone dûes à l'usage des générateurs dans des pièces non ventilées, des électrocutions dues à la vétusté du système électrique gazaoui, etc. En tout, plusieurs dizaines de personnes ont déja perdu la vie dans ces circonstances, et ces "dommages collatéraux" du blocus ne font qu'augmenter la rencoeur de la population gazaouie, dirigée à la fois contre Israël, contre l'Egypte, mais aussi et surtout contre son gouvernement de facto.

Cette rancoeur populaire envers le Hamas a atteint de tels sommets que selon plusieurs sources, l'organisation islamiste serait quasiment assurée de perdre au profit du Fatah si des élections venaient à être organisées dans la bande, ce qui est d'ailleurs l'une des conditions contenues dans l'accord de réconciliation nationale entre les deux factions rivales signé il y a quelques mois sous l'égide du Caire. Il faut cependant noter que jusqu'à présent, ce mouvement de rapprochement a bien plus consisté à brasser de l'air qu'à concrètement mettre en oeuvre un plan de réunification de l'appareil politique palestinien. Même si la formation d'un gouvernement d'union nationale est annoncée pour juillet et que la commission électorale palestinienne a commencé un travail de recencement des électeurs dans la bande de Gaza en vue d'une future élection sensée être tenue dans les mois qui viennent, la majorité de la population n'y croit pas une seule seconde. Ni aux élections, ni à la réunification. Selon eux, le Hamas a beaucoup trop à perdre et n'acceptera jamais de céder le pouvoir sur la bande de Gaza si jamais le résultat d'éventuelles élections l'y contraignait. Beaucoup ont peur que cet évènement ne donne lieu à une nouvelle flambée de violences internes sur le modèle de la guerre fratricide ayant déchiré la bande de Gaza à la suite des élections de 2007, avant que le Fatah ne se voit expulsé de la bande par le Hamas et qu'Israël ne décrete un blocus complet du territoire gazaoui en guise de punition pour le parti islamique, toujours considéré comme un mouvement terroriste par l'Etat Hebreu et la grande majorité des puissances occidentales.


Pour en revenir à la dichotomie mentionnée en début de post, la perméabilité des frontières n'est pas non plus la même en fonction de son capital économique, social et culturel. Les mieux lotis auront plus d'opportunités de quitter la bande de Gaza pour de brefs - voire plus longs séjours, parfois même à travers le checkpoint d'Erez. Un meilleur réseau local et international leur confèrera des contacts pouvant se porter garants de leur demande d'autorisation grâce à des systèmes de lettres d'invitation et de recommandation, voire des passeports professionnels spécifiques pour certains Palestiniens travaillant pour l'ONU par exemple. Des ressources plus importantes leur permettront également de financer un voyage coûteux (se réferer à mon post "itinéraire et preparation" pour se faire une idée approximative de ce que coûte un voyage pour entrer ou sortir de Gaza, ainsi que la logistique et la préparation énormes que cela requiert. Il faut également ajouter à cela le fait que les Palestiniens doivent payer une somme bien plus importante à l'Etat Egyptien et au Hamas que les internationaux afin de se voir accorder le précieux visa. Cette somme, initialement fixée à 100$ il y a encore quelques années, augmente continuellement pour désormais atteindre les 700$, et peut même parfois se chiffrer à plus de 1000$ pour certains cas spécifiques, sans que l'entrée sur le territoire égyptien ne leur soit pour autant garantie! Un ami a par exemple payé plus de 1500$ et a dû attendre presque 1 mois avant de se voir accorder le passage. Cette attente l'a forcé à repousser à plusieurs reprises son billet d'avion, entrainant de nouveaux coûts supplémentaires.)

L'enfermement n'est donc pas vécu de la même façon par tous, et peut être ponctuellement ou plus durablement soulagé pour certains, moyennant certes la mobilisation de resources importantes. Pour d'autres, il est même carrément bénéfique, à savoir extrêmement lucratif. Certaines personnes ont en effet fait fortune grâce à l'économie des tunnels, initialement utilisés depuis les années 1980 pour introduire des armes dans la bande, mais désormais creusés par centaines depuis 2007 pour contourner l'étouffement économique et commercial du blocus. Ils représentent aujourd'hui le poumon de la bande de Gaza et sont un élément essentiel à la survie de la population. 90% d'entre eux sont cependant désormais "officiellement" gérés par le Hamas, dont la situation de quasi monopole a mis fin à l'âge d'or des "tunnels autogérés", ruinant progressivement leurs propriétaires qui ont assisté impuissants à l'entrée inattendue de ce nouveau concurrent "déloyal" sur le marché, ainsi qu'à la mise en place de taxes qu'ils se voient obligés d'acquiter au gouvernement local sur les produits importés d'Egypte via les réseaux souterrains. Difficile en effet de rivaliser lorsque le gouvernement en personne décide de se lancer dans le marché noir... Cet enrichissement de certains particuliers a néanmoins atteint de tels stades que la ville de Rafah (là où sont creusés tous les tunnels) a connu ces dernières années un véritable boom économique et immobiler, et devance aujourd'hui assez nettement la "capitale" Gaza city en terme de revenus par habitant.

Rafah est d'ailleurs une ville beaucoup plus vivante et dynamique que sa grande soeur Gaza city, dont j'avais décrit l'atmosphère policée et soporifique dans mon précédent post "Premiers jours". On y retrouve l'ambiance bouillonnante et chaotique qui fait l'âme des grandes villes palestiniennes de Cisjordanie. Rafah ne dort jamais. Cette ville frontalière est devenue le coeur économique de la bande, les Gazaouis de toutes les horizons venant y acheter ce qu'ils ne peuvent pas toujours trouver dans leur ville, notamment lors du gigantesque marché prenant place dans le centre-ville tous les samedis. Le centre-ville se situe d'ailleurs dans le prolongement direct de la zone des tunnels, à peine une centaine de mètres séparant les deux zones. Les produits importés d'Egypte via les reseaux souterrains sont ainsi directement mis sur le marché à quelques dizaines mètres de leur lieu "d'extraction", ou bien chargés dans des camions de marchandise pour être transportés et distribués aux commerces des quatres coins de la bande, dans un ballet poussiéreux et surréel fait de chassé-croisés ininterrompus entre véhicules et travailleurs couverts de poussière ocre. La zone des tunnels donne l'impression d'une fourmillière. Elle est en tout cas le témoin vivant d'une activité économique que le blocus, les bombardements et même la construction de "murs souterrains" n'ont pas réussi à étouffer. Ce dynamisme fait même l'affaire des Israéliens, qui se dédouanent ainsi d'un certain nombre de leurs - coûteuses - responsabilités humanitaires d'occupant. On a ainsi pu voir un changement dans la stratégie israélienne, qui ferme désormais les yeux sur les tunnels et n'en fait plus une cible explicite et prioritaire de bombardements comme cela a pu être le cas par le passé, notamment dû au problème du traffic d'armes. J'y vois personnellement le symbole de l'absurdité des blindages frontaliers et du blocus, qui au nom d'un principe de sécurité tout puissant favorisent les traffics de biens et de personnes, et produisent au final plus d'insécurité sur le plan local et individuel que si une politique pragmatique de coopération avait été mise en place. Les barrières seront toujours contournées, peut importe leur hauteur, leur longueur ou leur profondeur. Croire en leur efficacité, notamment sur le long terme, représente à mes yeux un summum d'hyprocrisie politique. 



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